Un autre numérique reste possible
Une dystopie numérique universitaire se dessine, dont l’émergence est accélérée par la crise sanitaire. Il est néanmoins toujours temps de faire du numérique à l’université un outil au service des enseignant.e.s-cherch.eur.euses.s, ingénieur.e.s et étudiant.e.s — et plus largement de toutes celles et ceux qui enseignent, cherchent et transmettent le fruit de leur recherche.
Signataires :
Chloé-Agathe Azencott, Enseignante-chercheuse en mathématiques appliquées à MINES ParisTech
Anne Baillot, Professeure des Universités à l’Université du Mans, Etudes germaniques et Humanités numériques
Frédéric Clavert, Professeur assistant en histoire contemporaine, C2DH, université du Luxembourg
Alix Deleporte, Maître de Conférences, Institut Mathématique d’Orsay, Université Paris-Saclay
Julie Giovacchini, Ingénieur de recherche en Analyse de sources anciennes et Humanités numériques, CNRS, Centre Jean Pépin (UMR8230)
Anne Grand d’Esnon, Doctorante en littérature comparée, Université Bourgogne-Franche-Comté
Catherine Psilakis, Université de Lyon 1
État des lieux: le numérique comme environnement de travail contraint
La crise que nous vivons depuis le milieu du mois de mars 2020 a eu des conséquences importantes sur l’enseignement supérieur et la recherche, dont notamment le passage en distanciel des enseignements et des examens en France et dans de très nombreux pays. Si l’enseignement à distance peut avoir ses avantages, l’expérience que de nombreux enseignant·es et étudiant·es ont eu et ont encore est loin d’être satisfaisante. Cette expérience s’est faite dans des conditions mauvaises, sous forme de bricolages montés dans l’urgence sans recul et avec peu de réflexion sur les transformations à apporter aux enseignements pour les rendre numérisables. Au delà des nombreux problèmes techniques pouvant se manifester du côté des infrastructures choisies par les universités, il est apparu très rapidement, et sans surprise, que ce fameux distanciel amplifie les inégalités sociales. La fracture numérique a été exacerbée au sein du monde étudiant, d’autant plus que le suivi pédagogique à distance est difficile à mettre en place de façon efficace, surtout pour les grands groupes. L’amplification de cette fracture n’a pas été anticipée, bien qu’elle ait été documentée et fait l’objet de recherche de longue date, par exemple dans les Cahiers du Numérique. L’enquête sur les conditions de vie des étudiant·es pendant le premier confinement pointe également ces inégalités numériques.
Les activités de recherche ont également dû s’adapter au contexte de crise sanitaire, par l’intermédiaire d’outils numériques. Remarquons d’ailleurs que la crise du COVID-19 a engendré, du côté de la recherche, de nombreux projets de recherche en sciences humaines et sociales reposant sur des technologies numériques : collectes d’archives, projets collaboratifs comme vitrines en confinement, collecte de données sur les réseaux sociaux numériques. Ces projets ont fait l’objet d’une couverture médiatique qui, sans être exceptionnelle, n’a pas été négligeable.
Si cette fébrilité numérique dans la recherche comme dans l’enseignement a pu représenter un challenge stimulant, voire une occasion appréciée de se former et de développer de nouveaux contenus et de nouvelles méthodes pour certaines personnes, elle a occasionné une souffrance, un malaise, voire une perte de sens durablement dommageables pour d’autres. À ce malaise s’ajoutent les mesures sanitaires qui ont naturellement ralenti la recherche expérimentale et les enquêtes de terrain, d’autant que les disciplines mobilisables ont aussi participé à «l’économie de guerre» en focalisant leurs recherches sur la lutte contre l’épidémie.
Dans tous les domaines, bon nombre de conférences prévues pour 2020 et 2021 ont été annulées ou organisées à distance, avec dans ce second cas un succès variable — faisant ainsi naître un nouveau genre : la formation en ligne à la conférence en ligne. L’appauvrissement des interactions sociales dû à l’organisation à distance a rendu les conférences moins utiles pour les jeunes chercheurs·ses que pour leurs collègues disposant déjà d’un bon réseau, alors même qu’elles sont un lieu d’intégration crucial. À l’inverse, les conférences sous ce format sont plus accessibles à celles et ceux pour qui il est souvent difficile d’y participer (frais d’inscription et de déplacement, travail domestique, handicap, etc). Le prolongement de cette situation à l’automne 2020 a conduit à pérenniser les formats à distance ou hybride pour des cycles de séminaire, des colloques, des formations ; les agents des établissements d’Enseignement Supérieur et de Recherche (ESR) n’ont jamais aussi peu voyagé, mais pour autant le rythme des présentations, collaborations, soutenances, exposés ne s’est pas tari, au contraire ; il y a une dégradation qualitative de la sociabilité mais nous échangeons toujours autant quantitativement.
Le numérique, à quel prix ?
L’enseignement comme la recherche passés à distance suscitent désormais des réactions qui amènent à un rejet en bloc du numérique ou des écrans, et d’un travail à distance qualifié éventuellement de néolibéral. La technocritique a toujours été très pregnante dans le monde intellectuel, surtout face à l’ordinateur, comme le rappelle, parmi d’autres, Félix Tréguet dans L’utopie déchue.
Il y a des raisons à ce rejet et des arguments pertinents dans la bouche des pourfendeurs du numérique. Les traits d’une dystopie numérique universitaire se font de plus en plus nets : des campus sans étudiant·es ni enseignant·es — tout se faisant à distance — , donc considérés comme moins chers ; des étudiant·es contrôlés par des logiciels espions, sur des ordinateurs qui sont par ailleurs personnels et où peuvent reposer des fragments de leur intimité ; des webcams qui poussent à la mise en scène de soi ; et une concurrence des enseignant·es de chaire avec ces acteurs disruptifs que sont les MOOCs dont l’efficacité reste, d’ailleurs, à prouver ; des séminaires et des colloques à distance, sans sociabilité, qui se transforment en défilé d’exposés vidéoretransmis ; des recherches en dehors des bibliothèques, sans groupes de travail, sans sortir de chez soi, dans une solitude accrue ; des conférences censurées par des acteurs non-universitaires, telle la société Zoom qui a refusé d’accueillir une intervention de Leila Khaled à la San Francisco State University. Sans même évoquer la question des données qu’elles en retirent, les sociétés éditrices des systèmes de visioconférence se soucient si peu de sécurité que certains événements scientifiques se sont retrouvés sabotés, notamment, par des groupuscules identitaires.
La période actuelle semble avoir multiplié les sources de souffrance au travail. La virevolte quotidienne entre les différents outils — zoom, slack, moodle, ENT, email — a provoqué de nombreuses et douloureuses indigestions qui ont abouti pour certaines et certains, enseignant·es comme étudiant·es, à un burn-out sévère. Dans l’urgence de la pandémie, les enseignant·es ont souvent eu recours aux solutions qu’ils ou elles connaissaient déjà, ce qui du côté des élèves s’est traduit par une multitude d’outils nouveaux à appréhender et un stress démultiplié devant la nécessité de suivre, dans des conditions dégradées, jusqu’à 8 à 10 h d’enseignement sur écran par jour ! Cette souffrance a conduit un certain nombre d’enseignant·es du supérieur à demander un retour au présentiel à tout prix, malgré les risques sanitaires encore importants, tant la situation actuelle est devenue insupportable.
Un scénario du pire pourrait se dessiner en filigrane. Celui dans lequel certains décideurs se saisiraient de l’aubaine de ce distanciel forcé pour l’imposer comme nouvelle norme, afin par exemple d’éponger sans surcoût, sans recrutements et sans investissements autres que l’achat de licences Teams l’accroissement du nombre d’étudiant·es, le tout sans égard accordé à la vie privée des étudiant·es comme des enseignant·es. Ce chemin, l’expérience de cette pandémie le montre déjà, est voué à l’échec.
Un autre numérique est possible
Le risque de dérive d’un ensemble de technologies que nous qualifions aujourd’hui de numériques doit-il nous mener à le rejeter en bloc? Malgré la déchéance de l’utopie du cyberespace vantée par John Perry Barlow dans les années 1990, nous pensons qu’un autre numérique est possible. Dès les années 1980, l’émergence d’une réflexion féministe autour de la technologie par exemple chez Donna Haraway donne à penser que les technologies numériques peuvent prendre un autre chemin que celui de la dystopie universitaire.
Il faudrait pour commencer éviter un écueil sérieux, qui serait de confondre les enjeux techniques (quels outils, quelles infrastructures, quels métiers) et politiques (quelles ressources allouées pour quel profit) du numérique d’une part, ce qu’on pourrait appeler le problème du distanciel d’autre part : que faire quand on se retrouve à ne pas pouvoir exercer son métier dans des conditions normales, c’est-à-dire en présence, sachant que distanciel et numérique ne se recouvrent pas exactement (il y a eu du distanciel proposé par l’Éducation Nationale bien avant l’ère numérique, notamment par l’intermédiaire du CNED, et des ressources numériques s’utilisent aussi en présence). On peut très bien adorer le numérique et ses possibilités, et refuser le distanciel comme nouvelle norme d’enseignement ; on peut critiquer le mauvais numérique massivement utilisé depuis le printemps dernier sans en rejeter la responsabilité sur les acteurs de ce bouleversement imprévu, et sans se faire d’illusions sur la nécessité sanitaire de fermer les amphithéâtres et de mettre à distance les étudiant·es.
Internet, et en particulier l’un de ses outils les plus omniprésents, l’email, ont été d’abord créés par et pour des universitaires, et ont favorisé d’emblée les échanges scientifiques à travers les États-Unis, et rapidement le monde entier. Aujourd’hui, Internet reste un espace de formation, de diffusion et de partage inégalé dans l’histoire humaine. Il est à lui seul une véritable utopie, offrant la possibilité de toucher un public plus large et plus divers. La célébration actuelle des 20 ans de Wikipédia, plus grand projet libre et collaboratif de l’histoire, donne une idée de ce que pourrait être un investissement positif et réellement collectif des outils numériques pour accroître les connaissances.
Les outils numériques pourraient nous donner une possibilité merveilleuse de transformer pour le meilleur nos pratiques pédagogiques, de les rendre plus inclusives (par exemple pour les personnes porteuses de handicaps), plus démocratiques, plus favorables à l’autonomie et à l’esprit critique de nos élèves et étudiant·es, en intégrant par exemple en présentiel la pédagogie inversée, la pratique de la prise de notes collective ou du chat.
La systématisation de modèles hybrides et/ou comodaux pour les colloques et conférences permettrait de diminuer l’empreinte environnementale de la recherche internationale, et d’inclure dans les rencontres plus aisément les chercheuses et chercheurs qui n’ont pas les moyens de se déplacer aussi souvent qu’ils ou elles le souhaiteraient. Peut-être serait-ce l’occasion de repenser le modèle du colloque lui-même.
Approprions-nous le numérique!
Actrices et acteurs de l’ESR doivent s’approprier le numérique, choisir des solutions numériques durables, justes et profitables à la collectivité et faire pression sur les échelons politiques, ceux de l’université et au-delà, pour appuyer ces choix.
Le recours au numérique est devenu un besoin pour l’ensemble de nos missions de recherche et d’enseignement ; mais pour qu’un autre numérique advienne, donnons-en nous les moyens. Faisons porter un premier et considérable effort sur la formation à l’utilisation des outils et ressources. Nous ne parlons pas ici de formations presse-bouton dans lesquelles on se contenterait d’initier les agents à un environnement spécifique en leur enseignant uniquement des fonctionnalités (ce qu’est bien trop souvent la formation au numérique); mais d’une formation étendue et complète, garantissant l’aisance technique, l’autonomie vis-à-vis des plateformes, la connaissance des enjeux épistémologiques, éthiques et politiques.
Il faut ensuite un engagement public national : engagement pour le développement d’environnements open-source et user-friendly, sans sacrifier ni l’ergonomie ni l’indépendance, et pensés pour l’enseignement plutôt qu’adaptés aux réunions de bureau. Cela implique de remettre l’humain au centre de nos réflexions, car un tel engagement nécessiterait recrutement et valorisation dans l’ensemble des métiers du numérique: développement informatique, design et animation de communautés notamment. C’est une condition nécessaire pour s’affranchir une bonne fois pour toutes de la facilité des solutions proposées par les géants monopolistiques de l’économie numérique, et ne plus se retrouver dans la situation actuelle, où nous avons abandonné nos données et notre autonomie technologique au profit du clé en main, non sans contestations. Nous ne sommes plus à l’époque où installer un environnement informatique libre supposait des compétences rares et il est totalement anormal que les acteurs de la formation et de la recherche publique doivent choisir entre des environnements propriétaires (Microsoft, Google) ou le recours massif à des ressources portées par des associations victimes de leur bonne volonté, et mises en danger par ces usages abusifs, comme Framasoft. Pourquoi l’IN2P3 est-il le seul institut du CNRS à héberger sa propre instance etherpad ? Pourquoi de nombreux établissements publics ont-ils préféré acheter des licences Zoom ou Teams plutôt que d’installer des instances de Big Blue Button qui a prouvé sa robustesse et sa fiabilité partout où il repose sur une infrastructure adaptée ? Le développement et l’usage de solutions libres pour l’enseignement est, d’ailleurs, une recommandation présente dans des rapports de l’Inria (recommandation numéro 5 p. 99 du Livre Blanc “éducation et numérique” de décembre 2020) et de l’UNESCO (point 6 du rapport de juin 2020 : Education in a post-COVID World : Nine Ideas for Public Action).
Il existe des modèles de succès d’usage de logiciels libres, reposant sur une infrastructure publique et une dimension humaine manifeste, comme la mise en place des très grandes infrastructures de recherche Huma-Num et Progedo.
Bernard Stiegler estimait «qu’il ne faut pas rejeter ces techniques mais il faut les critiquer, ce qui ne veut pas dire simplement les dénoncer mais les transformer.». Comme toutes les technologies, le numérique est à la fois source de pouvoir et de contraintes. Il est encore temps de lui donner l’orientation que nous souhaitons. Saisissons cette occasion, au lieu de subir le numérique que nous ne voulons pas.
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